« MON CHER FRED, C’EST À TON TOUR…
À quinze ans, Fred, de son surnom, n’était pas tellement porté sur l’école. Ça ne voulait pas dire qu’il détestait apprendre… Mais, entre l’école et l’atelier de son grand-père, Fred n’avait aucune hésitation. Il aimait mieux apprendre avec son grand-père.
Le grand-père de Fred n’était pas un prof, mais il aimait son métier d’ébéniste… comme un prof aime le sien. Il aimait voir ses petits-fils apprendre…comme un prof aime voir ses élèves apprendre. Il se sentait bien dans son atelier quand ses petits-fils venaient travailler avec lui. De plus, il aimait beaucoup chantonner en travaillant et il avait un faible pour Gilles Vigneault.
Un beau jour, Fred fit irruption dans la boutique de son grand-père. Le vieil homme tournait alors une patte de table. Vous savez, c’est une vraie merveille de voir un ébéniste travailler sur un tour à bois. La pièce de bois brute et informe se met à tourner de plus en plus vite et, quand l’artisan sort son ciseau à bois, des milliers de petites éclisses entrent dans une folle danse. Fred était béat d’admiration. Quand le tour s’arrêta quelques minutes plus tard, la pièce de bois rude s’était métamorphosée en une jolie patte de table, bien polie, bien galbée… De toute beauté!
-C’est bien beau, grand-papa! S’ébahit notre ami Fred. J’aimerais ça essayer…
Est-ce possible?
-Bien sûr, mon homme. Je vais te donner quelques conseils de sécurité et puis, après ça, tu pourras essayer.
Et voilà notre Fred au travail. Maladroit, le jeune garçon fit une fausse manœuvre dès le départ. Si bien que la patte casse immédiatement. Imaginez la déception!
Il y avait encore échoué. Mais le grand-père, qui avait supervisé la manœuvre, avait détecté la maladresse. Quelques ajustements, quelques encouragements, une nouvelle pièce de bois et revoilà notre ébéniste en herbe au travail.
Quand le tour s’immobilisa, cette fois-là, on était à des kilomètres de la patte de l’ancêtre. Bien sûr, c’était beaucoup mieux que la première fois. Et, c’est là-dessus que le grand-père insista pour que Fred retourne au tour. L’homme d’expérience savait, lui, que son jeune protégé était sur le point de réussir.
Il lui donna donc une pièce de bois digne de l’événement. De nouveau, le tour s’activa dans un tourbillon d’éclisses qui papillonnèrent dans toutes les directions. Quand Fred poussa l’interrupteur, il lui sembla que la pièce de bois ne s’immobiliserait jamais. Les yeux de Fred étaient rivés sur le tour. Ceux du grand-père étaient figés sur ceux de Fred.
La patte était parfaite. Un chef-d’œuvre. Le grand-père était si fier qu’il entonnât d’une voix forte sa chanson favorite. Il la transformait selon les circonstances : «Mon cher Fred, c’est à ton tour de te dire BRAVO pour ton succès!» Mais Fred, lui, était bien triste.
-Tu vois, grand-papa, murmura-t-il, j’ai encore échoué aujourd’hui. La première patte, ç’a été un gros zéro. La deuxième, ça valait à peine quarante pour cent. Alors, même si tu me donnes cent pour cent pour celle-ci, ça ne me donnera que quarante-sept pour cent de moyenne.
-Mais voyons, Fred, s’étonne le grand-père. Tu vois bien que tu es maintenant capable de travailler sur un tour de bois!
-Tu ne comprends pas, grand-papa. Tu n’es pas allé à l’école assez longtemps.
En regardant Fred quitter tristement l’atelier, le vieil homme, la larme à l’œil, essaya de comprendre quel diable avait bien pu convaincre Fred de son échec. »
Michel Dufour, Allégorie II, Croissance et harmonie, Les éditions JCL, Chicoutimi, 1997, p. 230-232.